vendredi 12 octobre 2012

Laurent Bourdelas : l’œil photographique sous l’angle du détail





par Marie-Noëlle Agniau,
écrivain et philosophe

         Il n’y a pas de photographie par hasard. Ou du moins, le hasard peut prendre part à l’œil photographique sous l’angle du détail. Nous avons là un réel œil photographique. J’entends par là un réel cheminement par l’image et donc la réelle capacité (ainsi de l’artiste) à donner un « cadre » aux choses.

         (…)

         L’œil photographique ne se contente pas de voir. Il approfondit bien plus (et peut-être bien mieux) notre vision. Il saisit ce que nous ne voyons pas ou plus, à être et passer trop rapidement et donc à passer sans considération pour toutes les choses et les êtres qui nous entourent.
         L’œil photographique est une saisie. Saisie du lieu. Cette saisie ne peut être que révélatrice puisque nous précisément, nous ne « saisissons » pas. Nous voyons, nous pouvons regarder, tout au plus avec attention mais sans saisir. Sans prendre possession du lieu en lui donnant sa forme achevée et ouverte. Or cette saisie essentiellement révélatrice ne l’est que parce qu’elle donne en même temps l’espace multiple de sa vision – et rappelons-nous toujours que l’espace est fait de dimensions. Là où nous voyons telle chose – un grillage et de l’herbe – l’œil photographique nous redonne cette même chose, ce même ensemble dans la profondeur des plans de perception qui lui donnent sens et permettent ainsi de la différencier et donc de la distinguer. Aussi la photographie ne serait que la rencontre créée par divers plans de profondeur et de surface dont l’œil (photographique) a su trouver la pointe fulgurante. Autant dire que cette même chose – herbe et grillage ou du linge qui sèche – devient dans et par l’œil photographique, l’autre d’elle-même, saisie d’essence(s), trace plus vraie et peut-être plus réelle, plus singulière, de sa propre réalité.
         Révélation d’une différence, révélation de ce qui est, révélation d’une autre qualité – ce grillage là est fin comme de l’herbe. Sans doute pouvons-nous parler de photographie comme « épiphanie » de la chose même. Qualité de manifestation (au moins toujours possible – car il y a toujours du possible à voir) qu’attendait le muscle de l’œil photographique. En cela, l’œil du photographe – lui-même à multiples dimensions – veut voir ce qu’il veut saisir et souvent le photographe est d’abord quelqu’un dont la volonté de « vision » ne fait que répondre à l’œil secret des choses. Comme si les choses elles-mêmes voulaient être vues par-delà leur présence massive et opaque. Et si par hasard (car finalement tout arrive) quelque chose échappait à l’œil photographique – quelque chose comme de l’imprévu – alors la saisie photographique aura cette chance ou malchance de pouvoir faire évènement de cet imprévu et donc de laisser venir à soi une autre dimension que celle envisagée. C’est en effet une chance. Ou pas. Car le risque est grand de « rater ».
         Le bon œil photographique sait ainsi multiplier et accroître le réel en révélant ses épaisseurs, en dépliant ses latitudes et ses plis, en conjuguant ses données éparses mais possiblement liées, et donc en manifestant toujours l’angle d’une saisie. L’œil photographique ne serait que liaison(s). Et plus les liaisons – ce qui n’empêche pas le contraste – sont nombreuses, plus la photographie qui nous est donnée, est pleine d’une réalité saisissante mettant à mal et déchirant nos aveuglements utiles et fonctionnels. La photographie comme déchirure du réel et de nos visions quotidiennes. Voilà une belle et douloureuse définition. Déchirure par le dedans et le dehors. Voilà le fond.

L’éclatement photographique

         Plénitude de la vision. Ou de la saisie. L’œil photographique saisit une densité et une totalité : présence active d’un monde – y compris celui d’une rue – qui était là et que pourtant nous n’avions pas vu. Scandale ! Or l’œil du photographe répare et transcende le scandale de chaque jour pour donner de ce quotidien, l’invisible et pourtant si visible tissu. L’œil photographique donne à voir le creux ou le détail, le fait surgir, comme l’envers de ce que les choses sont, réalité d’être ni trop simple ni trop complexe mais simplement et de toute évidence, éclatante. Au photographe alors de rendre ses photographies à l’espace infini de ce qui se montre, sans épuisement. Ni de nous-mêmes ni dans la chose regardée.


L’Indicible frontière, n°6/7, printemps-été 2005, « Rue(s) d’enfance(s) ».

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