Nous habitâmes d’abord une
location, au 35 de la rue du Bas Chinchauvaud, à Limoges, dans le quartier de
la gare des Bénédictins, plus précisément derrière l’église Saint-Paul
Saint-Louis. C’était encore comme un village, avec ses maisons du début du siècle,
leurs petits jardins, une fontaine au coin de la rue. Non loin, rue Aristide
Briand – l’ancienne route d’Ambazac chère à Georges-Emmanuel Clancier -, il y
avait mon école (de garçons) : La Monnaie, par les fenêtres de laquelle on
voyait partir et arriver les trains, ceux que conduisaient nos pères. Les
filles, nous les croisions au catéchisme ou au patronage du mercredi
après-midi, où le père Gaston Dutertre nous passait des films de Tintin grâce à
un magnifique projecteur. A la messe du dimanche, nous étions rangés à gauche
et les filles, à droite. Je me souviens d’un dimanche des rameaux où elles
tenaient du buis décoré, étaient vêtues de blanc, des fleurs, peut-être, dans
les cheveux. Souvent, je me perdais dans la contemplation des vitraux de
Francis Chigot, le maître-verrier qui avait aussi réalisé ceux de la gare. Le
temps passait doucement même si, en avril 1970, Paul McCartney avait annoncé la
séparation des Beatles. Un camion nous livrait des boulets de charbon par le
soupirail de la cave, notre épagneul breton batifolait dans le petit jardin
orné de tulipes. Mon père avait récupéré les pierres des plates-bandes à la
carrière de Chambon, près de la Briance, non loin de l’imposante forteresse
médiévale de Châlucet, où nous allions parfois nous promener. Ma mère ne
travaillait pas. Les matins, le boulanger en béret passait livrer ses clients
dans une 4L bleue – le samedi, il m’offrait un croissant. La femme du tailleur,
en face de chez nous, qui m’offrait des livres à Noël, se souvenait que, jadis,
il y avait encore des jardins et des fermes, et que, de chez eux, on voyait
jusqu’aux voies de chemin de fer. Plus haut, la rue de l’Industrie indiquait la
vocation artisanale et industrielle du quartier. Pour aller à l’école, je
tournais à gauche, puis empruntait la rue Saint-Augustin, qui abritait un
impressionnant « centre de réinsertion » dont s’occupait un ancien
prêtre-ouvrier, la rue Viollet-le-Duc qui longeait l’église sans clocher
construite en 1907 pour évangéliser les cheminots, puis je marchais quelques
mètres rue Aristide Briand pour rejoindre la cour de l’école, les salles de
classe et leurs merveilles. En face d’elle, René Juge, le coiffeur qui nous
peignait avec sa clope au bec, descendant d’une vieille famille de bouchers
limougeauds, décorait sa vitrine avec un château-fort, des chevaliers en
faisant le siège, devant lesquels nous ne manquions pas de nous agglutiner,
admiratifs.
A
partir de mon entrée en sixième, en 1973, au collège Donzelot, non loin du
quartier des Casseaux, j’ai changé d’itinéraire. C’était au moment même où le
chanteur et guitariste chilien Victor Jara, arrêté, transféré au stade de
Santiago, était torturé, au moment même où on lui brisait les mains que j’entreprenais
avidement la lecture de L’Odyssée et
l’étude du latin. Sur le poste de télévision, en noir et blanc, Dalida
caressait ses longs cheveux blonds et Christophe chantait les Paradis perdus. Cette fois, en sortant,
je tournais à droite, pour descendre la rue. Je passais devant un petit bar
restaurant qui accueillait le midi les ouvriers de l’usine de métaux Perrier Dardanne
dont les copeaux de fer ponctuaient le bas de la rue. Je continuais en passant
devant un grand bâtiment sombre, sur ma gauche, qui n’était déjà plus une
fonderie, sans doute, mais l’entreprise de plomberie Moreau, dont les voitures
se mirent bientôt à encombrer les alentours. En face, derrière un mur, le parc
et la maison cubique, années 20 sans doute, des propriétaires de l’usine. On m’a
dit depuis que ces parcelles s’appelaient autrefois la Fondalie – peut-être y avait-il là une fontaine ? Ce n’est
pas certain. Je continuais mon chemin en passant devant la magnifique gare des
Bénédictins, dont je me sentais légitimement un peu le propriétaire, puisque
mon père était cheminot. D’ailleurs, j’avais une carte d’identité SNCF m’en
permettant librement l’accès. Les statues d’Henri Varenne, en particulier une
vache limousine, me regardaient chaque jour sans esquisser le moindre
mouvement. Les quatre horloges du campanile m’indiquaient s’il fallait presser
le pas. Souvent, à cette époque, j’étais accompagné par un gigantesque
camarade, Antonio Del Moral, fils de républicains espagnols, avec lequel nous
nous réjouirions bientôt de la mort de Franco. Nous descendions ensuite un
grand escalier vers les abords de la Cité populaire des Coutures, passions
devant une imprimerie dont les ouvriers me donnaient généreusement des chutes
de papier pour écrire mes poèmes, puis devant une épicerie en devanture de
laquelle des friandises au détail nous attendaient. Le collège n’était pas loin.
C’était l’annexe du lycée Gay-Lussac où mon père m’avait dit lorsque j’étais
petit, alors que nous passions devant la cour enneigée où des garnements se
battaient à coup de boules de neige, que je serai plus tard élève. A la
télévision, cette fois en couleur, Claude François chantait Le téléphone pleure et Julien Clerc This Melody. J’allais bientôt entendre The Dark Side of the Moon chez mes
cousins, en Picardie. Mais mon cœur était déjà attaché – comme celui de mes
parents – à Port-Louis, en Bretagne, et je passais en boucle sur mon
électrophone le 33 tours d’Alan Stivell à L’Olympia.
En
passant devant l’entrepôt de l’entreprise de plomberie Moreau, nous avions pris
l’habitude d’essayer de jeter des cailloux dans un trou bien rond percé dans le
mur, en hauteur. Jusqu’à ce qu’un jour, un ouvrier excédé finisse par sortir
nous dire qu’il allait nous botter les fesses. Nous étions sages, alors :
nous n’avons pas recommencé.
Je
ne savais pas qu’un jour, bien des années après, mon ami Bruno Gravouille, dont
le père m’entraînait au tennis de table au club de La Saint-Antoine, tout
proche, serait le patron de Moreau.
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